En 1980, Milton Friedman participe à une série télévisée intitulée " Free to choose " (Libres de choisir). A propos de l'égalité entre les hommes, il déclare dans un de ces épisodes : " La vie elle-même est injuste. Certains naissent aveugles, et les autres voyants. Dans des familles pauvres ou dans des familles riches. Et c'est très bien ainsi. Comme serait triste un univers ou tout le monde se ressemblerait !" Dans le même épisode, dans un casino de Las Vegas, il poursuit : "Tous ces gens ont à peu près le même nombre de jetons devant eux. Pourtant, il y aura des gagnants et des perdants... Au nom de l'égalité, il faudrait que les gains soient redistribués aux perdants ? Cela ôterait tout intérêt au jeu. Même les perdants ne voudraient pas de cette règle. Est-ce qu'il reviendrait jouer s'ils savaient à l'avance que tout finit comme tout a commencé ". (1)
Dans un sens, Milton Friedman n'a pas tort et nous pourrions trouver d'autres exemples qui nous disent que les hommes ne naissent pas égaux. Nous ne sommes pas tous Mozart, Einstein ou Picasso. Tous les individus ne possèdent pas le même potentiel de santé. Le sport aussi nous le prouve. Certains athlètes courent plus vite que d'autres. Nous voyons bien lors du tour de France cycliste que tous ne grimpent pas les cols avec le même bonheur. Est-ce que la compétition serait intéressante si l'on exigeait que tous passent la ligne d'arrivée en même temps ? Evidement non ! Ce serait à mourir d'ennui. Il est donc vrai que l'inégalité donne du piment à l'existence.
Le célèbre économiste nous rappelle simplement que l'égalité n'est assurément pas une donnée de la nature et que depuis des millénaires l'inégalité règne en maitre. Le fort écrase le faible. C'est là loi non écrite, mais bien réelle. Et l'on devine bien là où il veut nous mener et les conclusions qu'il en tire et avec lui nombre d'autres économistes. "Les économistes pensent qu'il existe une "nature des choses" qui fait que les hommes sont dans la "loi de la jungle" et que les forts mangent les faibles ; qu'une nécessité et des lois immanentes aliènent leur liberté". (2)
Mais au fil des temps, l'égalité s'est érigée en une exigence, en une morale. L'égalité n'est pas naturelle assurément et nous pouvons le constater tous les jours. Elle est une idée des hommes qui affirment leur humanité. Et c'est depuis des siècles un combat jamais gagné, mais toujours renouvelé. Si l'idée progresse, son affirmation est toujours d'actualité. S'il n'y pas d'égalité de naissance, c'est une égalité politique, juridique qui est proclamée. L'inégalité est un fait. Il serait stupide de le nier. L'égalité est un droit. Il est bon de le rappeler.
Cette égalité politique et juridique suppose évidemment la fin de tout esclavage, mais aussi un certain nivellement des conditions, à travers l'émergence de ce que certains ont appelé " la classe moyenne " et de l'accès de tous aux biens communs de l'humanité. C'est-à-dire l'accès aux ressources naturelles : l'eau, l'air, la nourriture. Chacun doit se voir garantir la sécurité. Chacun doit pouvoir accéder à un logement, à l'éducation, à la santé. Chacun doit pouvoir développer ses talents, cultiver sa différence dans le respect de la liberté des autres. C'est ce que nos sociétés ont de façon imparfaite réalisé à travers ce que l'on nomme quelques fois " la sociale démocratie " qui reposait sur une économie de marché et la libre entreprise. Mais une économie corrigée par les services publics et des lois de régulations.
L'égalité politique ne doit pas, non plus, sombrer dans un égalitarisme, qui incite certains à remettre en cause cette construction humaine, et où les différences et les talents ne puissent plus s'exprimer. D'autant plus que "l'égalitarisme" serait la mort de toute évolution et de tous progrès humains. Mais cette inégalité de départ nous impose justement une solidarité qui doit se traduire dans les institutions et les lois de nos sociétés. Et cette exigence ou cette morale, c'est selon passe par la primauté du politique. Du politique sur l'économique. Voilà bien une ligne de fracture dont on parle très peu, voire jamais, mais qui transparait dans tous les débats et dans toutes les élections.
Richard Jean Pierre.
(1) Citations tirées du livre "La caste cannibale" de Sophie Coignard et Romain Gubert
(2) Bernard Maris tiré de son ouvrage "Marx ô Marx, pourquoi m'as-tu abandonné?" éditions Flammarion - Champs actuel