La pandémie qui nous touche nous amène à réfléchir et à regarder plus loin que le bout de la queue de la Covid-19.
Nous nous croyions forts et nous nous sommes révélés faibles dans l’adversité. Nous sommes tellement imbus de nous-mêmes que nous nions notre fragilité. Nous refusons de remettre en cause notre savoir à jamais sacralisé, nos croyances jugées indépassables alors que par certains côtés, nous sommes prêts à céder sur des principes essentiels à l’occasion du moindre mauvais temps. Nous voilà aveuglés par notre arrogance devant les leçons de la vie et anesthésiés par notre confiance absolue dans la science et notre addiction à la technologie.
Nous croyons à un progrès continu et infini capable de tout résoudre en confiant les choix de société à des spécialistes et en leur abandonnant le droit de décider à notre place par ignorance ou fainéantise. Il y a un problème ? Pas de panique ! Un conseil scientifique, une commission quelconque, quelques hauts fonctionnaires, un aréopage d’économistes, etc. va trouver la solution. Les mots science, experts résonnent comme des arguments d’autorité qui viennent interdire toute réflexion critique. Nous avons des spécialistes de tout et en tout genre. Des spécialistes des crises économiques, des spécialistes du chômage, des spécialistes des problèmes climatiques, des spécialistes de la pauvreté, de la faim dans le monde, des spécialistes du terrorisme et de la violence etc. Et pourtant, il y a toujours de la pauvreté, du chômage, des problèmes climatiques, des crises économiques et financières, de la violence, etc. Si c’étaient les spécialistes qui pouvaient résoudre à eux seuls les problèmes, il y a longtemps que ce serait fait. Et si ces donneurs de conseils n’étaient pas la solution, mais le problème. Attention, je ne dis pas que les experts sont inutiles. Nous avons aussi besoin de leurs expertises pour décider. Mais doit-on pour autant leur laisser la décision ?
Cette façon de voir nous vient d’une idéologie répandue depuis plusieurs siècles et qui suspend nos vies à la technologie : le progressisme. Qu’est-ce que le progressisme ? C’est la croyance qu’aujourd’hui est meilleur qu’hier (Hier n’est, soit dit en passant, pas mieux que le présent. Ne jouons pas les vieux cons, non plus.). C’est aussi penser que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Si cette idéologie est exacte et si nous voguons allègrement sur un fleuve de progrès éternel alors il suffit de nous laisser porter. Nous n’avons plus qu’à nous laisser aller, à bronzer sur une plage bordée de cocotiers en sirotant un cocktail servi par une fille (ou un beau mec, vos orientations sexuelles ne me regardent pas) sortie tout droit de nos fantasmes les plus secrets. Avec cette idée, la vie s’apparente à une carte postale et nous nous fondons dans l'affiche publicitaire pour rentrer dans un monde merveilleux comme Alice traverse le miroir. Alors, laissons ceux qui savent ce que sera demain, choisir et décider pour nous. Qu’ils soient bénis puisqu’ils nous évitent d'avoir à faire des choix en notre âme et conscience et à réfléchir. Il y en a même qui pense qu’ils vont nous rendre immortels. Un président de la Ve République, Monsieur Giscard d’Estaing, avait en son temps déclaré que l’on pouvait diriger la France avec une vingtaine de hauts-fonctionnaires. Nous y sommes presque.
Ainsi, le progressisme en confiant l’avenir à des spécialistes évacue le politique qui est l’art de faire des choix quelques fois douloureux. Il conditionne nos vies à des décisions purement technocratiques rendant inutile le débat démocratique puisqu’il n’y aurait pas d’autres alternatives possibles. C’est ce que nous entendons depuis des années de la part de ceux qui nous gouvernent au plus haut niveau : ” on ne peut pas faire autrement ”, ” il n’y a pas d’autres solutions ”. Organiser la société, trancher pour ou contre, faire des choix parfois difficiles, c’est à dire gouverner, c’est prendre en compte le coté tragique de l’existence. Et prendre en compte le tragique de la vie, c’est réintroduire le politique dans le jeu.
Dans ” L’homme révolté ” Albert Camus écrit : ” Lorsque l’on a assuré que demain, dans l’ordre même du monde, sera meilleur qu’aujourd’hui, on peut s’amuser en paix. Le progrès, paradoxalement, peut servir à justifier le conservatisme. Traite tirée de confiance sur l’avenir, il autorise ainsi la bonne conscience du maître. A l’esclave, à ceux dont le présent est misérable et qui n’ont point de consolation dans le ciel, on assure que le futur, au moins, est à eux. L’avenir est la seule sorte de propriété que les maîtres concèdent de bon gré aux esclaves ”.
On peut également citer l’essayiste Olivier Rey : “Quand les gouvernements prétendent aligner leur politique sur les prescriptions de la science, ils n’assument pas la responsabilité qui leur est propre, et dissimulent leurs choix en simples conséquences de rapports d’expertise.”
Le révolté veut changer l'ordre des choses, car il ne croit pas au progrès ; enfin pas en un progrès automatique. Le progressiste, lui, adhère à l'idée d'un progrès sans fin et inéluctable, à un monde où la technique viendra quoiqu'il arrive, résoudre tous les problèmes. Le progrès étant sans fin et éternel, il ne voit pas la nécessité de se révolter pour faire advenir un monde meilleur. Oui ! A ce titre, le progressisme est bien un conservatisme.
Les choix de société qui constituent les civilisations et influencent les individus qui les composent proviennent sans doute du rapport que celles-ci ont au temps.
Certaines considèrent le temps comme linéaire. Il y a eu un début. Il y aura une fin. Entre les deux, le temps s’écoule entre ces deux moments. Ce qui a été ne sera plus et demain sera différent d’aujourd’hui. Le temps passé ne revient pas. Le temps perdu ne se rattrape pas. Perdre son temps devient alors une tare, une erreur, un malheur, une perte de sens et peut-être même une faute. Nous venons d'un " âge d'or primordial ", paradis perdu ou mythe du " bon sauvage " des origines. Ensuite, la civilisation a perverti les hommes qui sauront un jour retrouver cet état de grâce par leur intelligence propre ou par le secours de quelques divinités.
Pour d’autres, le temps est perçu comme cyclique. Tout revient toujours. Regardons le passé pour agir aujourd’hui et peut-être comprendre et anticiper demain. Demain ne sera pas inéluctablement meilleur qu’aujourd’hui, et je sais qu’avec le retour du passé tout peut toujours être remis en question. Rien n’est jamais acquis. Tout est toujours à recommencer. Comme Sisyphe sur son rocher. La vie reprend son caractère tragique. Il faut constamment se battre pour ce que nous avons conquis. La liberté ne s’acquiert pas, toujours elle se conquiert. Avec le temps cyclique revient le temps des choix. Le tragique réintroduit le politique, c’est-à-dire l’obligation de décider entre des inconvénients. Si demain, est par nature, incertain, le temps cyclique chasse l’idéologie progressiste qui ne nous promet que des lendemains qui chantent. Les Grecques qui avaient le sens du tragique, connaissaient ce rapport au temps. Le retour éternel, de toutes choses, ramène le passé après une série quasi-illimitée d'événements et de transformations cycliques.
Le christianisme a fait prévaloir dans la conscience collective de la civilisation occidentale l’idée d’un acheminement progressif des siècles vers l’accomplissement final et irrémédiable du temps. C’est peut-être ce que les marxistes, nomment le sens de l’histoire. Il y a de ce point de vue un parallèle entre Christianisme et Marxisme. La notion du temps. Le Christianisme nous parle d’un monde où l’homme chassé du paradis vit dans le péché. Puis Jésus vient, vit et meurt pour racheter l’humanité et lui ouvrir le chemin des cieux. La mort du Christ réconcilie l’humanité et son créateur. Pour les marxistes l’homme est aliéné dans un monde où l’homme est un loup pour l’homme. Puis suivant le sens de l’histoire se produit la révolution qui ouvre à l’humanité une société sans classe et le paradis communiste. La révolution s’apparente ici à la passion du Christ. C’est tellement vrai que certains tenant de cette idéologie ne peuvent concevoir, et même refusent toutes les nouvelles formes d’organisations sociales qui ne seraient pas le fruit de la révolution. La révolution avant tout. Ils ne préfèrent pas de changement du tout plutôt qu’un changement sans révolution.
La pandémie de la Covid-19, nous y revoilà, peut-elle présenter un danger pour les libertés et la démocratie. La pandémie, mais pas seulement, les pratiques habituelles aussi. Elle peut être dangereuse parce qu’elle amène les dirigeants de nos démocraties à prendre légitimement des mesures restrictives des libertés (liberté d’aller et venir, du commerce et) comme cela a été nécessaire pour lutter contre le terrorisme. Et cela a été nécéssaire et encore une fois légitime. Mais avec le Coronavirus en plus les gouvernants se trouvent dans l’obligation de faire appel et finalement de se fier à des spécialistes. Mais comment faire autrement ?
Mais ne risquerait-t-on pas si cela devait perdurer et s’institutionnaliser de remettre la République à un comité de spécialistes, de ” savants ”. Les hommes politiques dans un régime démocratique, en tout cas, sont élus de manière régulière à dates définies et par conséquence révocables par l’élection suivante. Ils sont sujets à la sanction des électeurs s’ils ont failli ou pris de mauvaises décisions. Les gens qui les conseillent qu’ils soient scientifiques ou hauts fonctionnaires, non ! C’est bien là une absence de démocratie et aussi un danger.
Ces conseillers de l'ombre, ne seraient-ils pas ce que certains nomment " l'Etat profond " ?
Dans la même idée, cliquez sur le lien suivant pour lire l'article de ce site : " L'erreur est juste "
Jean Pierre Richard
(**) Extrait du livre de Günther Anders, " L'obsolescence de l'homme ", publié aux éditions IVREA en 1956, que je trouve au hasard de la lecture de cet ouvrage et que je rajoute aujourd'hui 11 janvier 2022.
" C'est un fait des plus étranges. Jadis, l'espoir eschatologique était toujours accompagné d'une angoisse apocalyptique, alors que maintenant, le côté apocalyptique de l'affaire reste dans l'ombre, quand il n'est pas complètement gommé. Cela va si loin que lorsque l'on accordait sa confiance à des " sauveurs " tels que Hitler, on se refusait à croire les mauvais augures. Et quand le malheur s'est vraiment abattu, provoqué par ces mêmes " sauveurs ", on n'a rien compris, rien appris : on n'a tiré aucune leçon de l'expérience.
Qu'est-ce qui s'y opposait ?
La croyance au progrès.
C'est la croyance en laquelle nous avons adhéré pendant des générations, la croyance en une progression prétendument automatique de l'histoire, qui nous a privés de la capacité d'envisager la " fin ". [...] Car notre attitude vis-à-vis du temps, notre façon d'envisager l'avenir en particulier, a reçu sa forme de la croyance au progrès et ne l'a pas perdue... [...] Pour celui qui croyait au progrès, l'histoire était à priori sans fin puisqu'il la voyait comme un heureux destin, comme la progression imperturbable et irrésistible du toujours-meilleur.
[...] De la croyance du progrès découle donc une mentalité qui se fait une idée tout à fait spécifique de "l'éternité", qu'elle se représente comme une amélioration ininterrompue du monde ; à moins qu'elle ne possède un défaut tout à fait spécifique et qu'elle soit simplement incapable de penser à une fin. "
Jean Pierre Richard